mardi 17 avril 2007

Un extrait…

Gary Cooper, avec et sans les mains
un texte de François Bégaudeau


Le Rebelle, King Vidor, 1948.

Un tennisman, on peut lui mettre une raquette dans la main, un charpentier, une planche, mais comment incarner le travail d’un architecte ? A cet insoluble problème, la solution du Rebelle ne pouvait être qu’esquive. King Vidor niche la compétence de son héros dans un raccord-ellipse entre la commande d’un projet et sa réalisation, bouquet d’immeubles qu’un truquage a plantés dans la ville, et qu’il faut croire issu du cerveau du peu cérébral Gary Cooper.

A ce décret du montage s’ajoute celui de l’excellence professionnelle d’Howard Roarke. Plutôt que de surprendre ledit à sa table, crayon dans une main compas dans l’autre, le montage-séquence augural fait se succéder des employeurs proclamant qu’il est admirable mais trop en avance sur son temps, ou l’inverse. Le créateur d’avant-garde n’est encore qu’une ombre de dos au premier plan, muette et passive comme elle le demeurera même une fois pourvue d’un visage. Il laisse dire, laisse son personnage naître sous la décision des autres, glaise pétrie par leurs mots, réceptacle de leur désir qu’il existe et les domine.

Roarke se fait désirer. Modestie des orgueilleux. Il faudra qu’on vienne le chercher, il ne quémandera pas. « Je ne construis pas pour avoir des clients, j’ai des clients pour construire ». Pour l’acteur, quémander revient à faire l’article de son jeu de sorte que le spectateur ne puisse plus ne pas le voir. Admirable Cooper, qui s’interdit à l’inverse toute démonstration, y compris dans la scène où tout l’y pousse, celle du tribunal. Roarke doit y prouver le bien-fondé de sa radicalité, et Cooper pourrait aisément en faire des tonnes, occupant la largeur du plan en jouant de ses pas, variant les timbres et les volumes, draguant l’auditoire de ses prunelles baladeuses. Au lieu de quoi son discours s’impulse sans cérémonie ni silence solennel d’avant la bravoure, son phrasé se cale sur un métronome imaginaire, scandé par la seule grammaire du raisonnement, aussi monocorde que l’homme est campé sur ses pattes, dénigrant d’avance toute gesticulation. Une preuve : les mains dans les poches. Combien d’acteurs joueraient ici de leurs dix doigts ? Lui, pas. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes de plaidoierie qu’une humble main droite consent à s’agiter en bout de bras.

Marques d’une disposition à calmer le jeu, les mains dans les poches servent aussi le dessein inverse, celui d’incarner malgré tout la profession d’architecte. Bras le long du corps, cette posture accuse la raideur et la verticalité de Cooper, analogiques de celle des buildings qu’il conçoit – analogie que le cadre souligne volontiers, disposant le corps en ligne parallèle à celle des maquettes longilignes ou des batisses grandeur nature dressées en profondeur à travers une vitre haut perchée.

Voici donc la chair et l’os embarqués dans ce qui ne devait être qu’une épopée minérale, un bal des lignes. S’adressant à Miss Francon (Patricia Neal), Roarke tend un pont – il s’y entend – entre la plaque de marbre qu’elle lui a fait casser pour l’attirer dans ses appartements sous couvert de réparation et leurs corps gagnés par la passion. « Le marbre est du calcaire. La pression est irrésistible. L’infiltration d’éléments étrangers est incontrôlable.. Ce sont eux qui forment les veines de couleur. Celui-ci est du marbre blanc pur. N’acceptez qu’une pierre identique ». Trouble apologie de la pureté, que démentiront les scènes suivantes où la chair s’en mêle, où Cooper s’arrache à sa réserve pour prendre les devants et imposer sa puissance mâle, déboulant dans l’espace intime de Miss Francon, sortant les mains pour l’attraper et la presser contre son torse bombé.

Il faut, oui, qu’à un moment l’acteur y mette du sien, engage son corps dans la bataille. Il faut que Roarke en passe par la case manuelle pour emporter la mise. C’est en le découvrant sur un chantier, où il gagne sa vie dans l’attente qu’on sollicite à nouveau son génie, que la fille du patron s’éprend de lui. Scène au génial et grotesque schématisme (elle sur son cheval, lui crispé sur son marteau-piqueur), et qui surtout joue sur les deux tableaux du film. Abstraction : de là où elle se trouve, la Miss n’a aucun moyen de distinguer entre les silhouettes qui s’activent, indiscernables car escamotées par l’ombre du mur de craie. Pourtant ce sera celui-là et pas un autre. Qu’un acteur, un homme ou une femme en soient l’objet, l’amour se décide en partie avant lui, c’est du moins ce que signifie la nouvelle éprise (« vous êtes ce que j’ai toujours désiré »). Incarnation : l’élection n’est pas si arbitraire. Avant le raccord des deux gros plans fabriquant le coup de foudre, un léger pano, cousu du point de vue de Miss Francon, a caressé le bras d’Howard, tendu et tremblant sous les vibrations de son outil forçant la pierre à l’horizontale.

Roarke pouvait être joué par tous, mais il valait mieux qu’il soit « grand et sec », dira Miss Francon, comme un building, et bien bâti, et beau comme un dieu. C’est-à-dire qu’il ne pouvait être que Gary Cooper. N’importe qui et seulement lui, recette bizarre de l’adhésion, potion qui mêle la distinction aristocratique et le tout-venant prolétarien. Le génie vit dans les hauteurs mais doit venir du bas – quelques dialogues n’oublient pas de rappeler l’extraction populaire des mécènes qui soutiendront Roarke. Il y a là toute la contradiction de l’invidualisme utopique dont le film et sa plaidoirie finale font propagande. Tout le monde peut « se hisser au sommet », mais dès lors ce n’est plus un sommet puisqu’il n’y a plus de base. Il faut donc peu d’élus, originellement communs mais s’élevant au-dessus des mortels, tel Howard sur le toit de l’immeuble au dernier plan. Cette impossibilité, les grand acteurs populaires de l’âge classique américain l’ont rendue possible.